La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a profondément modifié les règles de procédure civile et de fonctionnement des juridictions, que ce soit par la fusion des Tribunaux d’instance et de grande instance devenus Tribunaux judiciaires, ou encore concernant la représentation obligatoire par avocat, les modes de saisine des juridictions, et la compétence attribuée auxdites juridictions.
L’article 107 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a laissé une grande marge de manœuvre au gouvernement pour réformer l’ensemble des règles de de procédure civile, disposant notamment :
« I. – Dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par voie d’ordonnance les mesures relevant du domaine de la loi nécessaires pour :
1° Tirer les conséquences, dans les textes et codes en vigueur ainsi que dans les dispositions introduites ou modifiées par la présente loi, de la substitution du tribunal judiciaire au tribunal de grande instance et au tribunal d’instance ainsi que de la création du juge des contentieux de la protection prévues par l’article 95 de la présente loi, y compris en apportant les modifications nécessaires pour remédier aux éventuelles erreurs et omissions de la présente loi, et abroger les dispositions devenues sans objet
2° Aménager, mettre en cohérence ou modifier les dispositions des textes et codes en vigueur relatives à la compétence du tribunal judiciaire ainsi que celles relatives à l’institution, la compétence, l’organisation, le fonctionnement et les règles de procédure de toute juridiction lorsque celles-ci sont définies par référence au tribunal de grande instance, au tribunal d’instance ou au juge du tribunal d’instance ; […] ».
Le gouvernement usant de la possibilité de légiférer par voie d’ordonnances qui lui a été donnée, a notamment instauré par le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 réformant la procédure civile, une nouveauté applicable devant le Tribunal judiciaire sur laquelle il convient de s’attarder.
L’article 2 de ce décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 réformant la procédure civile instaure un nouvel article 82-1 du Code de procédure civile en vertu duquel :
« Par dérogation aux dispositions de la présente sous-section, les questions de compétence au sein d’un tribunal judiciaire peuvent être réglées avant la première audience par mention au dossier, à la demande d’une partie ou d’office par le juge.
Les parties ou leurs avocats en sont avisés sans délai par tout moyen conférant date certaine.
Le dossier de l’affaire est aussitôt transmis par le greffe au juge désigné.
La compétence du juge à qui l’affaire a été ainsi renvoyée peut être remise en cause par ce juge ou une partie dans un délai de trois mois.
Dans ce cas, le juge, d’office ou à la demande d’une partie, renvoie l’affaire par simple mention au dossier au président du tribunal judiciaire. Le président renvoie l’affaire, selon les mêmes modalités, au juge qu’il désigne. Sa décision n’est pas susceptible de recours.
La compétence du juge peut être contestée devant lui par les parties. La décision se prononçant sur la compétence peut faire l’objet d’un appel dans les conditions prévues à la sous-section 2 de la présente section. »
En vertu des dispositions de cet article applicable depuis le 1er janvier 2020, le juge, ou encore l’une des parties, peut, avant la première audience fixée, soulever toute difficulté relative à une question de compétence au sein d’un même Tribunal judiciaire, et ce, par simple mention au dossier.
Il s’agit ici d’une nouvelle procédure spécifique qui déroge aux règles de procédure applicables aux exceptions d’incompétence qui obéissent en principe à une procédure particulière.
En effet, en principe les exceptions d’incompétence du Tribunal judiciaire, doivent être soulevées par l’une des parties avant toute défense au fond (« in limine litis ») devant le Juge chargé d’instruire l’affaire qui a été désigné lors de la première audience, et elles font ensuite l’objet d’une procédure contradictoire permettant à chaque partie d’argumenter sur cette question de la compétence.
A l’issue de cette procédure contradictoire, le Juge chargé d’instruire l’affaire, après avoir entendu les parties, statue par un jugement motivé sur la compétence qui peut faire l’objet d’un appel par les parties.
Le nouvel article 82-1 du Code de procédure civile offre une nouvelle possibilité à la partie la plus diligente, voire au juge saisi initialement, celle de trancher la question de la compétence avant même que le Juge chargé d’instruire l’affaire ne soit désigné, à savoir préalablement à la première audience.
Cette procédure ne s’applique toutefois qu’aux exceptions d’incompétence au sein d’un même Tribunal judiciaire, ce qui exclut nécessairement les exceptions d’incompétence au profit d’une autre juridiction telle que la juridiction commerciale ou encore la juridiction administrative.
Si cette notion de « questions de compétence au sein d’un tribunal judiciaire », est mal définie, on peut toutefois supposer qu’elle vise les exceptions relatives à la compétence d’une chambre de proximité, du juge de l’exécution, du président du tribunal judiciaire, d’un juge des contentieux de la protection ainsi que tout autre organe ou juge issu du Tribunal judiciaire.
Cela semble être la position adoptée par le ministère de la justice qui indique qu’il s’agit « d’opérer un renvoi devant le juge compétent des dossiers mal orientés au sein du tribunal judiciaire ». (Voir la liste de questions réponses FAQ de février 2020 établie par le Ministère de la justice accessible à l’adresse suivante http://www.justice.gouv.fr/art_pix/Procedure_civile_Decret%20n%B0%202019-1333_FAQ.pdf)
Les parties sont avisées de cette mention au dossier, mais leurs débats sur la compétence sont ici très limités contrairement à la procédure classique et contradictoire d’exception d’incompétence.
D’une part, dès que la mention au dossier est réalisée, le dossier est immédiatement transféré au juge considéré comme compétent, ce qui signifie que le premier juge saisi s’est d’ores et déjà considéré comme incompétent pour trancher du dossier.
D’autre part, si un délai de trois mois est donné aux parties ainsi qu’au juge que la mention au dossier désigne comme compétent pour contester cette mention au dossier, la décision rendue à cet égard par le président du tribunal judiciaire dans un délai de trois mois, est ensuite insusceptible de recours.
Toutefois, et c’est là toute l’ambiguïté de cette nouvelle procédure, le dernier alinéa dudit
article 82-1 du Code de procédure civile, prévoit la possibilité pour les parties, une fois que le président du tribunal judiciaire a statué par une décision en principe « insusceptible de recours », de contester à nouveau la compétence du juge désigné par ce dernier, devant ledit juge désigné comme compétent.
On comprend donc qu’à compter de la désignation par le président du tribunal judiciaire du juge qu’il considère comme compétent, est de nouveau ouverte aux parties, la procédure « classique » d’exception d’incompétence, les parties disposant même de la possibilité d’interjeter appel de ce nouveau jugement statuant sur la compétence.
Ce dernier alinéa de l’article 82-1 du Code de procédure civile, laisse perplexe sur l’objectif de cette nouvelle procédure spécifique de mention au dossier.
Pourquoi créer une procédure dérogatoire pour statuer sur les exceptions d’incompétence au sein du Tribunal judiciaire, si, la procédure classique d’exception d’incompétence peut toujours, en tout état de cause, être utilisée dans un second temps ?
Le législateur ne crée-t-il pas ici une procédure dans la procédure, complexifiant au lieu de simplifier, le régime des exceptions d’incompétence et allongeant ainsi les délais procéduraux relatifs aux exceptions d’incompétence ?
Il y a lieu en effet lieu de penser, qu’à travers cette nouvelle procédure de l’article 82-1 du Code de procédure civile, les parties disposeront d’un moyen procédural efficace pour retarder la procédure et le jugement devant intervenir tout d’abord sur les exceptions de compétence au sein du tribunal judiciaire, et par voie de conséquence le jugement statuant sur le fond, et ce, de manière parfaitement dilatoire.
Le ministère de la justice semble avoir parfaitement conscience de ce point, puisqu’il s’est évertué à tenter de limiter les recours dilatoires à cette nouvelle procédure de mention au dossier, rappelant dans sa liste de questions/réponses relatives à la réforme de la procédure civile publiée en février 2020 que :
« Afin de ne pas allonger les délais de procédure, il apparaît important de rappeler l’esprit de ce texte, qui invite le juge initialement saisi à procéder à un examen de sa compétence le plus en amont possible. »